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Jules Renard

"Blandine et Pointu"

Contes pour laisser rêveur

Biografía de Jules Renard en Wikipedia

 
Blandine et Pointu
 

« Quel âge avez-vous, Blandine ?

– Trente-sept ans, monsieur. Je ne suis pas de la dernière couvée du mois d’août.

– Où êtes-vous née ?

– À Lormes, dans la Nièvre.

– Vous y avez passé votre enfance ?

– Oui, monsieur. D’abord je gardais les oies. Ensuite je gardais les moutons. Ensuite je gardais les vaches. Et puis une cousine m’a placée comme bonne à Paris. J’ai fait plus de vingt maîtres avant vous. Monsieur Rollin, lui, ne me payait pas. Si on trouve de mauvais domestiques, on trouve de mauvais maîtres.

– Où sont vos certificats ?

– Je les jette. J’en aurais des tas, de ces papiers sales qui ne servent à rien. Je ne conserve que mon billet de naissance et mon livret de caisse d’épargne.

– Quelle somme avez-vous à la caisse d’épargne ?

– Neuf cents francs, monsieur.

– Fichtre ! ma fille, vous voilà plus riche que moi. Êtes-vous retournée souvent au pays ?

– Une fois, monsieur.

– Chez vos parents ?

– Non, monsieur. Ma mère est morte en accouchant de moi.

– Et votre père ?

– Mon père doit être mort aussi.

– Comment ! il doit être mort aussi ! Vous ne le savez pas ?

– Je m’en doute, monsieur. À mon voyage, il était bien vieux et bien malade. Il doit être sûrement mort aujourd’hui. Oui, sûrement, il doit être mort.

– Vous ne lui écrivez donc jamais ?

– Ça me gêne de faire écrire par des étrangers.

– Et personne ne vous envoie des nouvelles de votre village ?

– Personne n’a mon adresse. Je change trop de maîtres. – Vous avez des frères et des soeurs ?

– J’ai un frère aîné et une tapée de demi-frères et de demi-soeurs, cinq ou six, des enfants de la seconde femme de mon père. Tous travaillent dans les fermes des villages voisins. C’est encore plus pataud que moi et ça n’a jamais vu le soleil !

– Et ils ne s’inquiètent point de vous ?

– Ils ne m’ont guère connue. C’est mon oncle qui m’a élevée.

– Et votre oncle, s’occupe-t-il de vous ?

– Oh ! oui ; un jour il m’a fait parvenir cent sous. Ce n’est pas le diable. C’est tout de même quelque chose.

– Et votre père, s’il vit, où travaille-t-il ?

– Il doit travailler chez mon frère aîné.

– Et vous ne regrettez ni les uns ni les autres ? Vous n’avez pas envie de les revoir ?

– Ma foi non, monsieur. Je ne voudrais revoir que ma camarade de première communion. Mais elle m’oublie à cette heure. Elle s’est mariée là-bas. Elle a du bien. Elle se moque du reste.

– Et vous ? Aucun garçon de votre pays ne vous a demandée en mariage ?

– Si, monsieur. J’avais quinze ans, je l’ai rebuté. Quelle dinde j’étais ! Alors il s’est justement marié avec ma camarade de première communion.

– Et aujourd’hui, vous ne songez plus au mariage ?

– Pour se marier, il faut être deux. J’ai manqué le joueur de vielle. Il est loin maintenant.

– Et vous ne désirez même pas revoir votre village, ses arbres, sa rivière, la maison où vous jouiez toute petite ? D’ordinaire on aime son pays. Est-ce un beau pays ?

– C’est un pays comme un autre ; il y en a de moins jolis, il y en a de moins laids.

– Que diriez-vous si je vous offrais un congé, si je vous payais votre voyage, pour que vous alliez passer une semaine dans votre famille ? Car c’est mal, Blandine, de négliger sa famille.

– Ah ! elle s’en fiche, monsieur ! Avec votre permission, j’aime mieux pas. J’y resterais une journée que je m’ennuierais. Et j’ai peur qu’on me prenne ma place.

– Enfin, vous souhaitez quelque chose, n’importe quoi ? Vous avez un but dans la vie ?

– Je désire avoir toujours une place, n’être jamais malade, et mourir avant d’être vieille, d’un seul coup.

– Vous vous plaisez, ici ?

– Oui, monsieur. Il y a de l’ouvrage, mais on mange à sa faim. Et madame fait du si bon café. Oh ! j’y perdrai, quand vous me flanquerez à la porte.

– Où irez-vous ?

– Dans un garni que je connais. Je paierai bel et bien un sabot de chambre vingt sous par jour, en attendant une autre place... Je peux retourner à ma cuisine, monsieur?

– Un dernier mot, Blandine. Vous ne recevez aucune visite. Vous vivez comme un loup !

– Oui, monsieur, on le dit des fois, comme un cochon.

– Je m’étonne que vous ne demandiez jamais à sortir le soir.

– Pour quoi faire sortir, monsieur ? Je suis assez lasse à neuf heures. Je vais au lit, dormir.

– Ne vous fâchez pas, Blandine. Vous sortiriez pour voir votre amant.

– Un amant, monsieur ? Qui donc qui voudrait d’un vieux chameau comme moi ?

– Ainsi vous n’avez personne de cher au monde ?

– Si, monsieur, j’ai Pointu. J’ai votre chien. »

Et Pointu même la quitte. Pointu va mourir. Depuis longtemps il est malade. Son poil tombait de sa peau écailleuse. Il a fallu le conduire chez le vétérinaire qui d’abord trouve le cas curieux et répond du succès.

Au bout d’un mois, Pointu revient, presque guéri. Mais ce n’est déjà plus notre chien. On l’a tondu du nez à la queue. Il ne fait que trembler sur une chaise. Il a maigri. Il a toujours la fringale. Si difficile hier, il mange aujourd’hui jusqu’à du pain sec. Au nom de Pointu, il hésite à dresser la tête. Il nous regarde de ses yeux éteints. Et bientôt son mal le reprend avec violence. Pointu se dévore, le cou gonflé d’humeur. De nouveau on le mène au vétérinaire qui commence de douter et lui mettra un séton. Il ne reste que ce moyen.

Et, ce soir, les nouvelles sont désespérées.

Le vétérinaire nous conseille de renoncer à Pointu. Personnellement, il y renoncerait.

Il attend nos ordres. Il nous demande s’il doit lui donner la fatale pilule.

Qu’est-ce qui me retient d’écrire : oui, d’une plume ordinaire ?

J’écris seulement pour réclamer ma note. Le vétérinaire comprendra.

Et remontez la lampe qui éclaire mal. Rarrangez le feu qui ne chauffe plus. Qu’on change de figure et qu’on pense à autre chose.

Il n’y a que les hommes qui meurent. Les chiens crèvent. Pointu mort ne reviendra pas, cette nuit, gratter à la porte et gémir par la fente. Je n’irai pas lui ouvrir tenant haute une bougie qui vacille. Il ne sautera pas après moi, la langue fraîche et la peau neuve.

Cela ne peut arriver. La vie serait trop drôle.

Blandine, faites-nous des grogs très chauds. Blandine, vous ne reverrez plus Pointu.

Elle pose le plateau sur la table et se met à pleurer dans son tablier.

« Blandine, Blandine ! vous êtes une grande bête.

– C’est plus fort que moi, monsieur.

– Je vous achèterai un autre chien.

– Monsieur, je n’en veux point.

– Si, si. D’abord j’en veux un, moi, et il vous consolera.

– Je ne l’aimerai jamais, à cause de Pointu.

– Vous tâcherez cependant de le soigner comme Pointu.

– Je le soignerai pour obéir à monsieur.

– Et j’espère, Blandine, que vous le sortirez chaque soir avant de vous coucher.

– Je le sortirai, puisque monsieur veut. Je le promènerai. Je lui ferai faire son pipi. Mais je ne le regarderai pas. »

 

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