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Guillaume Apollinaire

"Le cigare romanesque"

(L'Hérésiarque & Cie)

Biografía de Guillaume Apollinaire en Wikipedia

 
 

Le cigare romanesque

 

—Il y a de cela quelques années, me dit le baron d'Ormesan, un de mes amis me donna une boîte de havanes, qu'il me recommanda comme étant de la même qualité que ceux dont le défunt roi d'Angleterre ne pouvait se passer.

Le soir, lorsque j'eus soulevé le couvercle, je me réjouis beaucoup de l'arome que répandaient les cigares merveilleux. Je les comparai aux torpilles bien rangées d'un arsenal. Arsenal pacifique! Torpilles que le rêve a inventées pour combattre l'ennui! Puis, ayant pris délicatement un des cigares, je trouvai que ma comparaison avec les torpilles était inexacte. Il ressemblait plutôt à un doigt de nègre, et la bague de papier doré contribuait à augmenter l'illusion que la belle couleur brune m'avait suggérée. Je perçai soigneusement le cigare, l'allumai et commençai à tirer avec béatitude des bouffées parfumées.

Au bout de quelques instants il ne me vint plus dans la bouche qu'une saveur désagréable, et la fumée de mon cigare me parut avoir une odeur de papier brûlé:

—Le roi d'Angleterre me paraît avoir en fait de tabac, me dis-je, des goûts moins raffinés que je n'aurais supposé. Il est possible, après tout, que la fraude si répandue de nos jours n'épargne même plus le palais et la gorge d'Édouard VII. Tout s'en va. Il n'y a plus moyen de fumer un bon cigare.

Et faisant la grimace je cessai de fumer le mien qui, décidément, sentait le carton brûlé. Je l'examinai un instant en pensant:

—Depuis que ces Américains ont la haute main sur Cuba, il se peut que la prospérité de l'île ait progressé, mais les havanes ne sont plus fumables. Ces Yankees ont sans doute appliqué aux plantations de tabac les procédés de la culture moderne, les cigarières ont été certainement remplacées par des machines. Tout cela est peut-être économique et rapide, mais le cigare y perd beaucoup. D'autant plus que celui que j'ai honte de fumer à l'instant me donne tout lieu de croire que les falsificateurs s'en mêlent et que, de vieux journaux, trempés dans de la nicotine, tiennent maintenant lieu de feuilles de tabac chez les manufacturiers havanais.

J'en étais là de mes réflexions, et j'avais défait mon cigare, afin d'examiner les éléments qui le composaient. Je ne fus pas très surpris de découvrir, disposé de telle façon qu'il n'avait pas empêché le cigare de tirer, un rouleau de papier que je m'empressai de dérouler. Il était formé d'une feuille de papier entourant, comme pour la protéger, une petite enveloppe fermée qui portait cette adresse:

Sen. Don José Hurtado y Barral,
Calle de los Angeles,
Habana.

Sur la feuille de papier, dont le bord supérieur était un peu roussi, je lus avec stupéfaction, tracées d'une écriture féminine, en espagnol, quelques lignes dont voici la traduction:

Enfermée contre mon gré dans le couvent de la Merced, je prie le bon chrétien qui aura l'idée de rechercher de quoi se compose ce mauvais cigare, d'envoyer à son adresse la lettre ci-jointe.

Étonné et très ému, je pris mon chapeau et fus mettre la lettre à la poste. Ensuite je revins chez moi et allumai un second cigare. Il était excellent, les autres aussi. Mon ami ne s'était pas trompé. Le roi d'Angleterre se connaissait fort bien en tabacs de la Havane.

***

Cinq ou six mois après cet incident romanesque je n'y pensais plus, lorsqu'un jour on m'annonça la visite d'un nègre et d'une négresse fort bien mis, qui me priaient instamment de les recevoir, ajoutant que je ne les connaissais pas et que leur nom sans doute ne me dirait rien.

Et c'est très intrigué que j'entrai dans le salon où l'on avait introduit le couple exotique.

Le monsieur nègre se présenta avec aisance, s'expriment dans un français très intelligible:

—Je suis, me dit-il, Don José Hurtado y Barral...

—Quoi! c'est vous? m'écriai-je très étonné, et me rappelant soudain l'histoire du cigare.

Mais, je dois avouer qu'il ne me serait jamais venu à l'idée que le Roméo havanais et sa Juliette pussent être des nègres.

Don José Hurtado y Barral reprit avec courtoisie:

—C'est moi.

Et me présentant sa compagne il ajouta:

—Voici ma femme. Elle l'est devenue grâce à votre obligeance, car des parents impitoyables l'avaient enfermée dans un couvent, où les nonnes, tout le jour, fabriquent des cigares destinés exclusivement à la cour pontificale et à celle d'Angleterre.

Je n'en revenais pas. Hurtado y Barral continua:

—Nous appartenons tous deux à de riches familles noires. Il y en a un certain nombre à Cuba. Mais, le croiriez-vous, le préjugé de la couleur existe aussi bien chez les nègres que chez les blancs.

Les parents de ma Dolorès voulaient à tout prix qu'elle épousât un blanc. Ils souhaitaient surtout pour gendre un Yankee, et, désolés de la résolution bien arrêtée qu'elle avait de m'épouser, ils la firent enfermer dans le plus grand secret au couvent de la Merced.

Ne sachant comment retrouver Dolorès, j'étais désespéré et prêt à me tuer, lorsque la lettre que vous avez eu la bonté de jeter à la poste me rendit le courage. J'enlevai ma fiancée, et depuis elle est devenue ma femme...

Et certes, monsieur, nous eussions été bien ingrats si nous n'avions pris pour but de notre voyage de noces à Paris où nous avions le devoir de venir vous remercier.

Je dirige à cette heure une des plus importantes manufactures de cigares de la Havane, et voulant vous dédommager du mauvais cigare que vous avez fumé par notre faute, je vous adresserai deux fois par an une provision de cigares du premier choix, n'attendant pour faire expédier le premier envoi que d'avoir consulté votre goût.

Don José avait appris le français à la Nouvelle-Orléans, et sa femme le parlait sans accent, car elle avait été élevée en France...

***

Peu de temps après, les jeunes héros de cette aventure romanesque retournèrent à La Havane. Je dois ajouter qu'ingrat, ou bientôt mécontent de son mariage, je ne sais, Don José Hurtado y Barral ne m'a jamais fait tenir les cigares qu'il m'avait promis...

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