Seul, plongé dans un vieux fauteuil, au fond de sa petite chambre, à l’auberge du Soleil, le chevalier attendit le lendemain, puis le surlendemain; point de nouvelles.
— Singulière femme! douce et impérieuse, bonne et méchante, la plus frivole et la plus entêtée! Elle m’a oublié. Oh, misère! Elle a raison, elle peut tout, et je ne suis rien.
Il s’était levé, et se promenait par la chambre.
— Rien, non, je ne suis qu’un pauvre diable. Que mon père disait vrai! La marquise s’est moquée de moi; c’est tout simple, pendant que je la regardais, c’est sa beauté qui lui a plu. Elle a bien été aise de voir dans ce miroir et dans mes yeux le reflet de ses charmes, qui, ma foi, sont véritablement incomparables! Oui, ses yeux sont petits, mais quelle grâce! Et Latour, avant Diderot, a pris pour faire son portrait la poussière de l’aile d’un papillon. Elle n’est pas bien grande, mais sa taille est bien prise. — Ah ! mademoiselle d’Annebault! Ah! mon amie chérie! est-ce que moi aussi j’oublierais ?
Deux ou trois petits coups secs frappés sur la porte le réveillèrent de son chagrin.
— Qu’est-ce ?
L’homme osseux, tout de noir vêtu, avec une belle paire de bas de soie, qui simulaient des mollets absents, entra et fit un grand salut.
— Il y a ce soir, monsieur le chevalier, bal masqué à la cour, et madame la marquise m’envoie vous dire que vous êtes invité.
— Cela suffit, monsieur, grand merci.
Dès que l’homme osseux se fut retiré, le chevalier courut à la sonnette : la même servante qui, trois jours auparavant, l’avait accommodé de son mieux, l’aida à mettre le même habit pailleté, tâchant de l’accommoder mieux encore.
Après quoi le jeune homme s’achemina vers le palais, invité cette fois et plus tranquille en apparence, mais plus inquiet et moins hardi que lorsqu’il avait fait le premier pas dans ce monde encore inconnu de lui.
Étourdi, presque autant que la première fois, par toutes les splendeurs de Versailles, qui, ce soir-là, n’était pas désert, le chevalier marchait dans la grande galerie, regardant de tous les côtés, tâchant de savoir pourquoi il était là; mais personne ne semblait songer à l’aborder. Au bout d’une heure, il s’ennuyait et allait partir, lorsque deux masques, exactement pareils, assis sur une banquette, l’arrêtèrent au passage. L’un des deux le visa du doigt, comme s’il eût tenu un pistolet; l’autre se leva et vint à lui :
— Il paraît, monsieur, lui dit le masque, en lui prenant le bras nonchalamment, que vous êtes assez bien avec notre marquise.
— Je vous demande pardon, madame, mais de qui parlez-vous ?
— Vous le savez bien.
— Pas le moins du monde.
— Oh! si fait.
— Point du tout.
— Toute la cour le sait.
— Je ne suis pas de la cour.
— Vous faites l’enfant. Je vous dis qu’on le sait.
— Cela se peut, madame, mais je l’ignore.
— Vous n’ignorez pas, cependant, qu’avant-hier un page est tombé de cheval à la grille de Trianon. N’étiez-vous pas là, par hasard ?
— Oui, madame.
— Ne l’avez-vous pas aidé à se relever ?
— Oui, madame.
— Et n’êtes-vous pas entré au château ?
— Sans doute.
— Et ne vous a-t-on pas donné un papier ?
— Oui, madame.
— Et ne l’avez-vous pas porté au roi ?
— Assurément.
— Le roi n’était pas à Trianon; il était à la chasse, la marquise était seule,… n’est-ce pas ?
— Oui, madame.
— Elle venait de se réveiller; elle était à peine vêtue, excepté, à ce qu’on dit, d’un grand peignoir.
— Les gens qu’on ne peut pas empêcher de parler disent ce qui leur passe par la tête.
— Fort bien, mais il paraît qu’il a passé entre sa tête et la vôtre un regard qui ne l’a pas fâchée.
— Qu’entendez-vous par là, madame ?
— Que vous ne lui avez pas déplu.
— Je n’en sais rien, et je serais au désespoir qu’une bienveillance si douce et si rare, à laquelle je ne m’attendais pas, qui m’a touché jusqu’au fond du cœur, pût devenir la cause d’un mauvais propos.
— Vous prenez feu bien vite, chevalier; on croirait que vous allez provoquer toute la cour; vous ne finirez jamais de tuer tant de monde.
— Mais, madame, si ce page est tombé, et si j’ai porté son message… Permettez-moi de vous demander pourquoi je suis interrogé.
Le masque lui serra le bras et lui dit :
— Monsieur, écoutez.
— Tout ce qui vous plaira, madame.
— Voici à quoi nous pensons, maintenant. Le roi n’aime plus la marquise, et personne ne croit qu’il l’ait jamais aimée. Elle vient de commettre une imprudence; elle s’est mis à dos tout le parlement, avec ses deux sous d’impôt, et aujourd’hui elle ose attaquer une bien plus grande puissance, la compagnie de Jésus. Elle y succombera; mais elle a des armes, et, avant de périr, elle se défendra.
— Eh bien! madame, qu’y puis-je faire ?
— Je vais vous le dire. M. de Choiseul est à moitié brouillé avec M. de Bernis; ils ne sont sûrs, ni l’un ni l’autre, de ce qu’ils voudraient essayer. Bernis va s’en aller, Choiseul prendra sa place; un mot de vous peut en décider.
— En quelle façon, madame, je vous prie ?
— En laissant raconter votre visite de l’autre jour.
— Quel rapport peut-il y avoir entre ma visite, les jésuites et le parlement ?
— Écrivez-moi un mot: la marquise est perdue. Et ne doutez pas que le plus vif intérêt, la plus entière reconnaissance…
— Je vous demande encore bien pardon, madame, mais c’est une lâcheté que vous me demandez là.
— Est-ce qu’il y a de la bravoure en politique ?
— Je ne me connais pas à tout cela. Madame de Pompadour a laissé tomber son éventail devant moi; je l’ai ramassé, je le lui ai rendu; elle m’a remercié, elle m’a permis, avec cette grâce qu’elle a, de la remercier à mon tour.
— Trêve de façons: le temps se passe : je me nomme la comtesse d’Estrades. Vous aimez mademoiselle d’Annebault, ma nièce; … ne dites pas non, c’est inutile; vous demandez un emploi de cornette,… vous l’aurez demain, et, si Athénaïs vous plaît, vous serez bientôt mon neveu.
— Oh! madame, quel excès de bonté!
— Mais il faut parler.
— Non, madame.
— On m’avait dit que vous aimiez cette petite fille.
— Autant qu’on peut aimer; mais si jamais mon amour peut s’avouer devant elle, il faut que mon honneur y soit aussi.
— Vous êtes bien en têté, chevalier! Est-ce là votre dernière réponse ?
— C’est la dernière, comme la première.
— Vous refusez d’entrer aux gardes ? Vous refusez la main de ma nièce ?
— Oui, madame, si c’est à ce prix.
Madame d’Estrades jeta sur le chevalier un regard perçant, plein de curiosité; puis, ne voyant sur son visage aucun signe d’hésitation, elle s’éloigna lentement et se perdit dans la foule.
Le chevalier, ne pouvant rien comprendre à cette singulière aventure, alla s’asseoir dans un coin de la galerie.
— Que pense faire cette femme? se disait-il; elle doit être un peu folle. Elle veut bouleverser l’État au moyen d’une sotte calomnie, et, pour mériter la main de sa nièce, elle me propose de me déshonorer! Mais Athénaïs ne voudrait plus de moi, ou, si elle se prêtait à une pareille intrigue, ce serait moi qui la refuserais! Quoi! tâcher de nuire à cette bonne marquise, la diffamer, la noircir; … jamais! non, jamais!
Toujours fidèle à ses distractions, le chevalier, très probablement, allait se lever et parler tout haut, lorsqu’un petit doigt, couleur de rose, lui loucha légèrement l’épaule. Il leva les yeux, et vit devant lui les deux masques pareils qui l’avaient arrêté.
— Vous ne voulez donc pas nous aider un peu, dit l’un des masques, déguisant sa voix.
Mais, bien que les deux costumes fussent tout à fait semblables, et que tout parût calculé pour donner le change, le chevalier ne s’y trompa point. Le regard ni l’accent n’étaient plus les mêmes.
— Répondrez-vous, monsieur ?
— Non, madame.
— Écrirez-vous ?
— Pas davantage.
— C’est vrai que vous êtes obstiné. Bonsoir, lieutenant.
— Que dites-vous, madame ?
— Voilà votre brevet, et votre contrat de mariage.
Et elle lui jeta son éventail.
C’était celui que le chevalier avait déjà ramassé deux fois. Les petits amours de Boucher se jouaient sur le parchemin, au milieu de la nacre dorée. Il n’y avait pas à en douter, c’était l’éventail de madame de Pompadour.
— Ô ciel! marquise, est-il possible ?…
— Très possible, dit-elle, en soulevant, sur son menton, sa petite dentelle noire.
— Je ne sais, madame, comment répondre…
— Il n’est pas nécessaire. Vous êtes un galant homme, et nous nous reverrons, car vous êtes chez nous. Le roi vous a placé dans la cornette blanche. Souvenez-vous que, pour un solliciteur, il n’y a pas de plus grande éloquence que de savoir se taire à propos...
Et pardonnez-nous, ajouta-t-elle en riant et en s’enfuyant, si, avant de vous donner notre nièce, nous avons pris des renseignements.
1853