Quand le chevalier arriva au château, un suisse était encore devant le péristyle :
— Ordre du roi, dit le jeune homme, qui, cette fois, ne redoutait plus les hallebardes; et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers d’une demi-douzaine de laquais.
Un grand huissier, planté au milieu du vestibule, voyant l’ordre et le sceau royal, s’inclina gravement, comme un peuplier courbé par le vent, puis, de l’un de ses doigts osseux, il toucha, en souriant, le coin d’une boiserie.
Une petite porte battante, masquée par une tapisserie, s’ouvrit aussitôt comme d’elle-même. L’homme osseux fit un signe obligeant : le chevalier entra et la tapisserie, qui s’était entr’ouverte, retomba mollement derrière lui.
Un valet de chambre silencieux l’introduisit alors dans un salon, puis dans un corridor, sur lequel s’ouvraient deux ou trois petits cabinets, puis enfin dans un second salon, et le pria d’attendre un instant.
— Suis-je encore ici au château de Versailles ? se demandait le chevalier. Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette ?
Trianon n’était, à cette époque, ni ce qu’il est maintenant, ni ce qu’il avait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait de Versailles un oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a dit aussi de Trianon que ce petit château de porcelaine était le boudoir de Madame de Montespan. Quoi qu’il en soit de tous ces boudoirs, il paraît que Louis XV en mettait partout. Telle galerie où son aïeul se promenait majestueusement était alors bizarrement divisée en une infinité de compartiments. Il y en avait de toutes les couleurs; le roi allait papillonnant dans ces bosquets de soie et de velours. — Trouvez-vous de bon goût mes petits appartements meublés ? demanda-t-il un jour à la belle comtesse de Séran. — Non, dit-elle, je les voudrais bleus. Comme le bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Au second rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu, comme elle l’avait désiré.
Celui dans lequel, en ce moment, le chevalier se trouvait seul, n’était ni bleu, ni blanc, ni rose, mais tout en glaces. On sait combien une jolie femme qui a une jolie taille gagne à laisser ainsi son image se répéter sous mille aspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi dire, celui à qui elle veut plaire. De quelque côté qu’il regarde, il la voit; comment l’éviter ? Il ne lui reste plus qu’à s’enfuir, ou à s’avouer subjugué.
Le chevalier regardait aussi le jardin. Là, derrière les charmilles et les labyrinthes, les statues et les vases de marbre, commençait à poindre le goût pastoral, que la marquise allait mettre à la mode, et que, plus tard, madame Dubarry et la reine Marie-Antoinette devaient pousser à un si haut degré de perfection. Déjà apparaissaient les fantaisies champêtres où se réfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons boursouflés, les graves déesses et les nymphes savantes, les bustes à grandes perruques, glacés d’horreur dans leurs niches de verdure, voyaient sortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés. Les petites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaient bientôt détrôner l’Olympe pour le remplacer par une laiterie, étrange parodie de la nature, que les Anglais copient sans la comprendre, vrai jeu d’enfant devenu alors le passe-temps d’un maître indolent, qui ne savait comment se désennuyer de Versailles dans Versailles même.
Mais le chevalier était trop charmé, trop ravi de se trouver là pour qu’une réflexion critique pût se présenter à son esprit. Il était, au contraire, prêt à tout admirer, et il admirait en effet, tournant sa missive dans ses doigts, comme un provincial fait de son chapeau, lorsqu’une jolie fille de chambre ouvrit la porte et lui dit doucement :
— Venez, monsieur.
Il la suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridors plus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grande chambre où les volets étaient à demi fermés. Là, elle s’arrêta et parut écouter.
— Toujours cligne-musette, se disait le chevalier.
Cependant, au bout de quelques instants, une porte s’ouvrit encore, et une autre fille de chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la première, répéta du même ton les mêmes paroles :
— Venez, monsieur.
S’il avait été ému à Versailles, il l’était maintenant bien autrement, car il comprenait qu’il touchait au seuil du temple qu’habitait la divinité. Il s’avança le cœur palpitant; une douce lumière, faiblement voilée par de légers rideaux de gaze, succéda à l’obscurité; un parfum délicieux, presque imperceptible, se répandit dans l’air autour de lui; la fille de chambre écarta timidement le coin d’une portière de soie, et, au fond d’un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il aperçut la dame à l’éventail, c’est-à-dire la toute-puissante marquise.
Elle était seule, assise devant une table, enveloppée d’un peignoir, la tête appuyée sur sa main, et paraissant très préoccupée. En voyant entrer le chevalier, elle se leva par un mouvement subit et comme involontaire.
— Vous venez de la part du roi ?
Le chevalier aurait pu répondre, mais il ne trouva rien de mieux que de s’incliner profondément, en présentant à la marquise la lettre qu’il lui apportait. Elle la prit, ou plutôt s’en empara avec une extrême vivacité. Pendant qu’elle la décachetait, ses mains tremblaient sur l’enveloppe.
Cette lettre, écrite de la main du roi, était assez longue. Elle la dévora d’abord, pour ainsi dire, d’un coup d’œil, puis elle la lut avidement avec une attention profonde, le sourcil froncé et serrant les lèvres. Elle n’était pas belle ainsi, et ne ressemblait plus à l’apparition magique du petit foyer. Quand elle fut au bout, elle sembla réfléchir. Peu à peu, son visage, qui avait pâli, se colora d’un léger incarnat (à cette heure-là elle n’avait pas de rouge): non seulement la grâce lui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traits délicats; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuilles de rose. Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur la table, et se retournant vers le chevalier :
— Je vous ai fait attendre, monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant sourire, mais c’est que je n’étais pas levée, et je ne le suis même pas encore. Voilà pourquoi j’ai été forcée de vous faire venir par les cachettes; car je suis assiégée ici presque autant que si j’étais chez moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vous ennuie-t-il de faire ma commission ?
Cette fois il fallait parler; le chevalier avait eu le temps de reprendre un peu de courage.
— Hélas! madame, dit-il tristement, c’est beaucoup de grâce que vous me faites; mais, par malheur, je n’en puis profiter.
— Pourquoi cela ?
— Je n’ai pas l’honneur d’appartenir à Sa Majesté.
— Comment donc êtes-vous venu ici ?
— Par un hasard. J’ai rencontré en route un page qui s’est jeté par terre, et qui m’a prié…
— Comment, jeté par terre! répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle paraissait si heureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sans peine.)
— Oui, madame, il est tombé de cheval à la grille. Je me suis trouvé là, heureusement, pour l’aider à se relever, et, comme son habit était fort gâté, il m’a prié de me charger de son message.
— Et par quel hasard vous êtes-vous trouvé là?
— Madame, c’est que j’ai un placet à présenter à Sa Majesté.
— Sa Majesté demeure à Versailles.
— Oui, mais vous demeurez ici.
— Oui-da! En sorte que c’était vous qui vouliez me charger d’une commission.
— Madame, je vous supplie de croire…
— Ne vous effrayez pas, vous n’êtes pas le premier. Mais à propos de quoi vous adresser à moi? Je ne suis qu’une femme… comme une autre.
En prononçant ces mots d’un air moqueur, la marquise jeta un regard triomphant sur la lettre qu’elle venait de lire.
— Madame, reprit le chevalier, j’ai toujours ouï dire que les hommes exerçaient le pouvoir, et que les femmes…
— En disposaient, n’est-ce pas ? Eh bien! monsieur, il y a une reine de France.
— Je le sais, madame, et c’est ce qui fait que je me suis trouvé là ce matin.
La marquise était plus qu’habituée à de semblables compliments, bien qu’on ne les lui fît qu’à voix basse; mais dans la circonstance présente, celui-ci parut lui plaire très singulièrement.
— Et sur quelle foi, dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru pouvoir parvenir jusqu’ici? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur un cheval qui tombe en chemin.
— Madame, je croyais,… j’espérais…
— Qu’espériez-vous ?
— J’espérais que le hasard… pourrait faire…
— Toujours le hasard! Il est de vos amis, à ce qu’il paraît ; mais je vous avertis que, si vous n’en avez pas d’autres, c’est une triste recommandation.
Peut-être la fortune offensée voulut-elle se venger de cette irrévérence; mais le chevalier, que ces dernières questions avaient de plus en plus troublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table, précisément le même éventail qu’il avait ramassé la veille. Il le prit, et, comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant le genou devant elle.
— Voilà, madame, lui dit-il, le seul ami que j’aie ici.
La marquise parut d’abord étonnée, hésita un moment, regardant tantôt l’éventail, tantôt le chevalier.
— Ah! vous avez raison, dit-elle enfin; c’est vous, monsieur! je vous reconnais. C’est vous que j’ai vu hier, après la comédie, avec M. de Richelieu. J’ai laissé tomber cet éventail, et vous vous êtes trouvé là, comme vous disiez.
— Oui, madame.
— Et fort galamment, en vrai chevalier, vous me l’avez rendu : je ne vous ai pas remercié, mais j’ai toujours été persuadée que celui qui sait, d’aussi bonne grâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever le gant; et nous aimons assez cela, nous autres.
— Et cela n’est que trop vrai, madame; car, en arrivant tout à l’heure, j’ai failli avoir un duel avec le suisse.
— Miséricorde! dit la marquise, prise d’un second accès de gaieté, avec le suisse! et pour quoi faire ?
— Il ne voulait pas me laisser entrer.
— C’eût été dommage. Mais, monsieur, qui êtes-vou? que demandez-vous ?
— Madame, je me nomme le chevalier de Vauvert, M. de Biron avait demandé pour moi une place de cornette aux gardes.
— Oui-da! je me souviens encore. Vous venez de Neauflette; vous êtes amoureux de mademoiselle d’Annebault…
— Madame, qui a pu vous dire ?…
— Oh! je vous préviens que je suis fort à craindre. Quand la mémoire me manque, je devine. Vous êtes parent de l’abbé Chauvelin, et refusé pour cela, n’est-ce pas ? Où est votre placet ?
— Le voilà, madame; mais, en vérité, je ne puis comprendre…
— À quoi bon comprendre ? Levez-vous, et mettez votre papier sur cette table. Je vais répondre au roi; vous lui porterez en même temps votre demande et ma lettre.
— Mais, madame, je croyais vous avoir dit…
— Vous irez. Vous êtes entré ici de par le roi, n’est-il pas vrai ? Eh bien! vous entrerez là-bas de par la marquise de Pompadour, dame du palais de la reine.
Le chevalier s’inclina sans mot dire, saisi d’une sorte de stupéfaction. Tout le monde savait depuis longtemps combien de pourparlers, de ruses et d’intrigues la favorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle avait montrée pour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien qu’un affront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu’elle le désirait; elle le voulait, elle avait réussi. M. de Vauvert, qu’elle ne connaissait pas, bien qu’elle connût ses amours, lui plaisait comme une bonne nouvelle.
Immobile, debout derrière elle, le chevalier observait la marquise qui écrivait, d’abord de tout son cœur, avec passion, puis qui réfléchissait, s’arrêtait et passait sa main sur son petit nez, fin comme l’ambre. Elle s’impatientait : un témoin la gênait. Enfin elle se décida et fit une rature; il fallait avouer que ce n’était plus qu’un brouillon.
En face du chevalier, de l’autre côté de la table, brillait un beau miroir de Venise. Le très timide messager osait à peine lever les yeux. Il lui fut cependant difficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus la tête de la marquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle dame du palais.
— Comme elle est jolie! pensait-il. C’est malheureux que je sois amoureux d’une autre; mais Athénaïs est plus belle, et d’ailleurs ce serait, de ma part, une si affreuse déloyauté!…
— De quoi parlez-vous ? dit la marquise. (Le chevalier, selon sa coutume, avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu’est-ce que vous dites ?
— Moi, madame? j’attends.
— Voilà qui est fait, répondit la marquise, prenant une autre feuille de papier; mais, au petit mouvement qu’elle venait de faire pour se retourner, le peignoir avait glissé sur son épaule.
La mode est une chose étrange. Nos grand’mères trouvaient tout simple d’aller à la cour avec d’immenses robes qui laissaient leur gorge presque découverte, et l’on ne voyait à cela nulle indécence; mais elles cachaient soigneusement leur dos, que les belles dames d’aujourd’hui montrent au bal ou à l’Opéra. C’est une beauté nouvellement inventée.
Sur l’épaule frêle, blanche et mignonne de madame de Pompadour, il y avait un petit signe noir qui ressemblait à une mouche tombée dans du lait. Le chevalier, sérieux comme un étourdi qui veut avoir bonne contenance, regardait ce signe, et la marquise, tenant sa plume en l’air, regardait le chevalier dans la glace.
Dans cette glace, un coup d’œil rapide fut échangé, coup d’œil auquel les femmes ne se trompent pas, qui veut dire d’une part: «Vous êtes charmante» et de l’autre: «Je n’en suis pas fâchée.»
Toutefois la marquise rajusta son peignoir.
— Vous regardez ma mouche, monsieur ?
— Je ne regarde pas, madame; je vois et j’admire.
— Tenez, voilà ma lettre; portez-la au roi avec votre placet.
— Mais, madame…
— Quoi donc ?
— Sa Majesté est à la chasse; je viens d’entendre sonner dans le bois de Satory.
— C’est vrai, je n’y songeais plus; eh bien! demain, après-demain, peu importe.
Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu, monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venez de voir, il n’y a dans le royaume que le roi qui l’ait vue; et quant à votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu’il s’accoutume à ne pas jaser tout seul aussi haut que tout à l’heure. Adieu, chevalier.
Elle toucha un petit timbre, puis, relevant sur sa manche un flot de dentelles, tendit au jeune homme son bras nu.
Il s’inclina encore, et du bout des lèvres effleura à peine les ongles roses de la marquise. Elle n’y vit pas une impolitesse, tant s’en faut, mais un peu trop de modestie.
Aussitôt reparurent les petites filles de chambre (les grandes n’étaient pas levées), et derrières elles, debout comme un clocher au milieu d’un troupeau de moutons, l’homme osseux, toujours souriant, indiquait le chemin.