— Celle-là me protégera, celle-là viendra à mon secours! Ah! que l’abbé avait raison de me dire qu’un regard déciderait de ma vie! Oui, ces yeux si fins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, ce petit pied noyé dans un pompon… Voilà ma bonne fée!
Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à son auberge. D’où lui venait cette espérance subite ? Sa jeunesse seule parlait-elle, ou les yeux de la marquise avaient-ils parlé ?
Mais la difficulté restait toujours la même. S’il ne songeait plus maintenant à être présenté au roi, qui le présenterait à la marquise ?
Il passa une grande partie de la nuit à écrire à mademoiselle d’Annebault une lettre à peu près pareille à celle qu’avait lue madame de Pompadour.
Retracer cette lettre serait fort inutile. Hormis les sots, il n’y a que les amoureux qui se trouvent toujours nouveaux, en répétant toujours la même chose.
Dès le matin le chevalier sortit et se mit à marcher, en rêvant dans les rues. Il ne lui vint pas à l’esprit d’avoir encore recours à l’abbé protecteur, et il ne serait pas aisé de dire la raison qui l’en empêchait. C’était comme un mélange de crainte et d’audace, de fausse honte et de romanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l’abbé, s’il lui avait conté son histoire de la veille ? — Vous vous êtes trouvé à propos pour ramasser un éventail; avez-vous su en profiter ? Qu’avez-vous dit à la marquise ? — Rien. — Vous auriez dû lui parler. — J’étais troublé, j’avais perdu la tête. — Cela est un tort; il faut savoir saisir l’occasion; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que je vous présente à monsieur un tel ? il est de mes amis; à madame une telle ? elle est mieux encore. Nous tâcherons de vous faire parvenir jusqu’à cette marquise qui vous a fait peur, et cette fois, etc., etc.
Or le chevalier ne se souciait de rien de pareil. Il lui semblait qu’en racontant son aventure, il l’aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée. Il se disait que le hasard avait fait pour lui une chose inouïe, incroyable, et que ce devait être un secret entre lui et la fortune; confier ce secret au premier venu, c’était, à son avis, en ôter tout le prix et s’en montrer indigne. — Je suis allé seul hier au château de Versailles, pensait-il; j’irai bien seul à Trianon (c’était en ce moment le séjour de la favorite).
Une telle façon de penser peut et doit même paraître extravagante aux esprits calculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins possible au hasard; mais les gens les plus froids, s’ils ont été jeunes (tout le monde ne l’est pas, même au temps de la jeunesse), ont pu connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereux et séduisant, qui nous entraîne vers la destinée : on se sent aveugle, et on veut l’être; on ne sait où l’on va, et l’on marche. Le charme est dans cette insouciance et dans cette ignorance même; c’est le plaisir de l’artiste qui rêve, de l’amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de sa maîtresse; c’est aussi l’instinct du soldat; c’est surtout celui du joueur.
Le chevalier, presque sans le savoir, avait donc pris le chemin de Trianon. Sans être fort paré, comme on disait alors, il ne manquait ni d’élégance, ni de cette façon d’être qui fait qu’un laquais, vous rencontrant en route, ne vous demande pas où vous allez. Il ne lui fut donc pas difficile, grâce à quelques indications prises à son auberge, d’arriver jusqu’à la grille du château, si l’on peut appeler ainsi cette bonbonnière de marbre qui vit jadis tant de plaisirs et d’ennuis. Malheureusement, la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d’une simple houppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans l’avenue intérieure, comme quelqu’un qui n’attend personne.
— Le roi est ici! se dit le chevalier, ou la marquise n’y est pas. Évidemment, quand les portes sont closes et que les valets se promènent, les maîtres sont enfermés ou sortis.
Que faire? Autant il se sentait, un instant auparavant, de confiance et de courage, autant il éprouvait tout à coup de trouble et de désappointement. Cette seule pensée : « Le roi est ici! » l’effrayait plus que n’avaient fait la veille ces trois mots : « Le roi va passer! » car ce n’était alors que de l’imprévu, et maintenant il connaissait ce froid regard, cette majesté impassible.
— Ah, bon Dieu! quel visage ferais-je si j’essayais, en étourdi, de pénétrer dans ce jardin, et si j’allais me trouver face à face devant ce monarque superbe, prenant son café au bord d’un ruisseau ?
Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouette désobligeante de la Bastille; au lieu de l’image charmante qu’il avait gardée de cette marquise passant en souriant, il vit des donjons, des cachots, du pain noir, l’eau de la question; il savait l’histoire de Latude. Peu à peu venait la réflexion, et peu à peu s’envolait l’espérance.
— Et cependant, se dit-il encore, je ne fais point de mal, ni le roi non plus. Je réclame contre une injustice; je n’ai jamais chansonné personne. On m’a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été si polis! De quoi ai-je peur ? De faire une sottise. J’en ferai d’autres qui répareront celle-là.
Il s’approcha de la grille et la toucha du doigt; elle n’était pas tout à fait fermée. Il l’ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna d’un air ennuyé.
— Que demandez-vous ? où allez-vous ?
— Je vais chez madame de Pompadour.
— Avez-vous une audience ?
— Oui.
— Où est votre lettre ?
Ce n’était plus le marquisat de la veille, et, cette fois, il n’y avait plus de duc d’Aumont. Le chevalier baissa tristement les yeux, et s’aperçut que ses bas blancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient couverts de poussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un pays où l’on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le toisa, non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L’habit lui parut propre, mais le chapeau était un peu de travers et la coiffure dépoudrée :
— Vous n’avez point de lettre. Que voulez-vous ?
— Je voudrais parler à madame de Pompadour.
— Vraiment ! et vous croyez que ça se fait comme ça ?
— Je n’en sais rien. Le roi est-il ici ?
— Peut-être. Sortez, et laissez-moi en repos.
Le chevalier ne voulait pas se mettre en colère; mais, malgré lui, cette insolence le fit pâlir.
— J’ai dit quelquefois à un laquais de sortir, répondit-il, mais un laquais ne me l’a jamais dit.
— Laquais! moi ? un laquais! s’écria le suisse furieux.
— Laquais, portier, valet et valetaille, je ne m’en soucie point, et très peu m’importe.
Le suisse fit un pas vers le chevalier, les poings crispés et le visage en feu. Le chevalier, rendu à lui-même par l’apparence d’une menace, souleva légèrement la poignée de son épée.
— Prenez garde, dit-il, je suis gentilhomme, et il en coûte trente-six livres pour envoyer en terre un rustre comme vous.
— Si vous êtes gentilhomme, monsieur, moi, j’appartiens au roi; je ne fais que mon devoir, et ne croyez pas…
En ce moment, le bruit d’une fanfare, qui semblait venir du bois de Satory, se fit entendre au loin et se perdit dans l’écho. Le chevalier laissa son épée retomber dans le fourreau, et, ne songeant plus à la querelle commencée :
— Eh, morbleu! dit-il, c’est le roi qui part pour la chasse. Que ne me le disiez-vous tout de suite?
— Cela ne me regarde pas, ni vous non plus.
— Écoutez-moi, mon cher ami. Le roi n’est pas là, je n’ai pas de lettre, je n’ai pas d’audience. Voici pour boire, laissez-moi entrer.
Il tira de sa poche quelques pièces d’or. Le suisse le toisa de nouveau avec un souverain mépris.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi à s’introduire dans une demeure royale ? Au lieu de vous faire sortir, prenez garde que je ne vous y enferme.
— Toi, double maraud! dit le chevalier, retrouvant sa colère et reprenant son épée.
— Oui, moi, répéta le gros homme.
Mais, pendant cette conversation, où l’historien regrette d’avoir compromis son héros, d’épais nuages avaient obscurci le ciel; un orage se préparait. Un éclair rapide brilla, suivi d’un violent coup de tonnerre, et la pluie commençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui tenait encore son or, vit une goutte d’eau sur son soulier poudreux, grande comme un petit écu.
— Peste! dit-il, mettons-nous à l’abri. Il ne s’agit pas de se laisser mouiller.
Et il se dirigea lestement vers l’antre du Cerbère, ou, si l’on veut, la maison du concierge; puis là, se jetant sans façon dans le grand fauteuil du concierge même :
— Dieu! que vous m’ennuyez! dit-il, et que je suis malheureux! Vous me prenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j’ai dans ma poche un placet pour Sa Majesté! Je suis de province, mais vous n’êtes qu’un sot.
Le suisse, pour toute réponse, alla dans un coin prendre sa hallebarde, et resta ainsi debout, l’arme au poing.
— Quand partirez-vous ? s’écria-t-il d’une voix de Stentor.
La querelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette fois devenir tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains du suisse tremblaient étrangement sur sa pique; qu’allait-il advenir ? je ne sais, lorsque, tournant tout à coup la tête : Ah! dit le chevalier, qui vient là?
Un jeune page, montant un cheval superbe (non pas anglais; dans ce temps-là les jambes maigres n’étaient pas à la mode), accourait à toute bride et au triple galop. Le chemin était trempé par la pluie; la grille n’était qu’entr’ouverte. Il y eut une hésitation; le suisse s’avança et ouvrit la grille. Le page donna de l’éperon; le cheval, arrêté un instant, voulut reprendre son train, manqua du pied, glissa sur la terre humide et tomba.
Il est fort peu commode, presque dangereux, de faire relever un cheval tombé à terre. Il n’y a cravache qui tienne. La gesticulation des jambes de la bête, qui fait ce qu’elle peut, est extrêmement désagréable, surtout lorsque l’on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle.
Le chevalier, toutefois, vint à l’aide sans réfléchir à ces inconvénients, et il s’y prit si adroitement que bientôt le cheval fut redressé et le cavalier dégagé. Mais celui-ci était couvert de boue, et ne pouvait qu’à peine marcher en boitant. Transporté, tant bien que mal, dans la maison du suisse, et assis à son tour dans le grand fauteuil:
— Monsieur, dit-il au chevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous m’avez rendu un grand service, mais vous m’en pouvez rendre un plus grand encore. Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce message est très pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, pour aller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vous comprenez que, fait comme je suis, avec une jambe éclopée, je ne saurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire porter moi-même. Voulez-vous y aller à ma place ?
En même temps, il tirait de sa poche une grande enveloppe dorée d’arabesques, accompagnée du sceau royal.
— Très volontiers, monsieur, répondit le chevalier, prenant l’enveloppe. Et, leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointe du pied.